LA HAINE
(1:56) (Jacques Brel) - © 1955


Comme un marin je partirai
Pour aller rire chez les filles
Et si jamais tu en pleurais
Moi, j'en aurais l'âme ravie
Comme un novice je partirai
Pour aller prier le Bon Dieu
Et si jamais tu en souffrais
Moi, je n'en prierais que mieux

Tu n'as commis d'autre péché
Que de distiller chaque jour
L'ennui et la banalité
Quand d'autres distillent l'amour
Et mille jours pour une nuit
Voilà ce que tu m'as donné
Tu as peint notre amour en gris
Terminé notre éternité

Comme un ivrogne je partirai
Pour aller gueuler ma chanson
Et si jamais tu l'entendais
J'en remercierais le démon
Comme un soldat je partirai
Mourir comme meurent les enfants
Et si jamais tu en mourais
J'en voudrais revenir vivant

Et toi tu pries et toi tu pleures
Au long des jours au long des ans
C'est comme si avec des fleurs
On resoudait deux continents
L'amour est mort vive la haine
Et toi matériel déclassé
Va-t'en donc accrocher ta peine
Au musée des amours ratées.

GRAND JACQUES (C'EST TROP FACILE)
(1:50) (Jacques Brel) - © 1955


C'est trop facile d'entrer aux églises
De déverser toute sa saleté
Face au curé qui dans la lumière grise
Ferme les yeux pour mieux nous pardonner

Tais-toi donc, grand Jacques
Que connais-tu du Bon Dieu
Un cantique, une image
Tu n'en connais rien de mieux

C'est trop facile quand les guerres sont finies
D'aller gueuler que c'était la dernière
Ami bourgeois vous me faites envie
Vous ne voyez donc point vos cimetières?

Tais-toi donc, grand Jacques
Laisse-les donc crier
Laisse-les pleurer de joie
Toi qui ne fus même pas soldat

C'est trop facile quand un amour se meurt
Qu'il craque en deux parce qu'on l'a trop plié
D'aller pleurer comme les hommes pleurent
Comme si l'amour durait l'éternité

Tais-toi donc, grand Jacques
Que connais-tu de l'amour
Des yeux bleus, des cheveux fous
Tu n'en connais rien du tout

Et dis-toi donc grand Jacques
Dis-le-toi bien souvent
C'est trop facile
C'est trop facile
De faire semblant

IL PLEUT (LES CARREAUX)
(2:36) (Jacques Brel) - © 1955


Il pleut
C'est pas ma faute à moi
Les carreaux de l'usine
Sont toujours mal lavés
Il pleut
Les carreaux de l'usine
Y'en a beaucoup de cassés

Les filles qui vont danser ne me regardent pas
Car elles s'en vont danser avec tous ceux-là
Qui savent leur payer pour pouvoir s'amuser
Des fleurs de papier ou de l'eau parfumée
Les filles qui vont danser ne me regardent pas
Car elles s'en vont danser avec tous ceux-là

Il pleut
C'est pas ma faute à moi
Les carreaux de l'usine
Sont toujours mal lavés
Il pleut
Les carreaux de l'usine
Y'en a beaucoup de cassés

Les corridors crasseux sont les seuls que je vois
Les escaliers qui montent ils sont toujours pour moi
Mais quand je suis seul sous les toits
Avec le soleil, avec les nuages
J'entends la rue pleurer
Je vois les cheminées de la ville fumer
Doucement
Dans mon ciel à moi
La lune danse pour moi le soir
Elle danse, danse, elle danse, danse
Et son haleine, immense halo, me caresse
Le ciel est pour moi
Je m'y plonge le soir
Et y plonge ma peine.

Il pleut
Et c'est ma faute à moi
Les carreaux de l'usine
Sont toujours mal lavés
Moi j'irai les casser.
Il pleut
Les carreaux de l'usine
Moi j'irai les casser.

LE DIABLE (ÇA VA)
(2:27) (Jacques Brel) - © 1955


Prologue
Un jour le Diable vint sur terre, un jour le Diable vint sur terre pour surveiller ses intérêts, il a tout vu le Diable, il a tout entendu, et après avoir tout vu, après avoir tout entendu, il est retourné chez lui, là-bas.
Et là-bas, on avait fait un grand banquet, à la fin du banquet, il s'est levé le Diable, il a prononcé un discours et en substance il a dit ceci, il a dit :

Il y a toujours un peu partout
Des feux illuminant la terre
Ça va
Les hommes s'amusent comme des fous
Aux dangereux jeux de la guerre
Ça va
Les trains déraillent avec fracas
Parce que les gars pleins d'idéal
Mettent des bombes sur les voies
Ça fait des morts originales
Ça fait des morts sans confession
Des confessions sans rémission
Ça va

Rien ne se vend mais tout s'achète
L'honneur et même la sainteté
Ça va
Les Etats se muent en cachette
En anonymes sociétés
Ça va
Les grands s'arrachent les dollars
Venus du pays des enfants
L'Europe répète l'Avare
Dans un décor de mil neuf cent
Ça fait des morts d'inanition
Et l'inanition des nations
Ça va

Les hommes ils en ont tant vu
Que leurs yeux sont devenus gris
Ça va
Et l'on ne chante même plus
Dans toutes les rues de Paris
Ça va
On traite les braves de fous
Et les poètes de nigauds
Mais dans les journaux de partout
Tous les salauds ont leur photo
Ça fait mai aux honnêtes gens
Et rire les malhonnètes gens.
Ça va ça va ça va ça va.

IL NOUS FAUT REGARDER
(2:25) (Jacques Brel) - © 1955


Derrière la saleté.
S'étalant devant nous
Derrière les yeux plissés
Et les visages mous
Au-delà de ces mains
Ouvertes ou fermées
Qui se tendent en vain
Ou qui sont poings levés
Plus loin que les frontières
Qui sont de barbelés
Plus loin que la misère
Il nous faut regarder

Il nous faut regarder
Ce qu'il y a de beau
Le ciel gris ou bleuté
Les filles au bord de l'eau
L'ami qu'on sait fidèle
Le soleil de demain
Le vol d'une hirondelle
Le bateau qui revient

Par-delà le concert
Des sanglots et des pleurs
Des hommes qui ont peur
Par-delà le vacarme
Des rues et des chantiers
Des sirènes d'alarme
Des jurons de charretier
Plus fort que les enfants
Qui racontent les guerres
Et plus fort que les grands
Qui nous les ont fait faire

Il nous faut écouter
L'oiseau au fond des bois
Le murmure de l'été
Le sang qui monte en soi
Les berceuses des mères
Les prières des enfants
Et le bruit de la terre
qui s'endort doucement.

C'EST COMME ÇA
(2:08) (Jacques Brel) - © 1955


Dans les campagnes il y a les filles
Les filles qui vont chercher l'eau
A tire larigo
Les filles font la file, gentilles
Et tout en parlant tout haut
Les filles font la file, gentilles
Et tout en parlant tout haut
Du feu et de l'eau

C'est comme çà depuis que le monde tourne
Y'a rien à faire pour y changer
C'est comme çà depuis que le monde tourne
Et y vaut mieux pas y toucher

Près des filles, il y a des garçons
Les longs, les minces et les gras
Qui rigolent tout bas
Les noirs, les roux et les blonds
Qui parlent de leurs papas

Et des yeux de Louisa

Près des garçons, y'a les papas
Oui ont l'air graves et sévères
Et qui sentent la bière
Ils crient pour n'importe quoi
Et sortent le soir par-derrière

Pour jouer au poker

Dans les cafés, y'a les copains
Et les verres qu'on boit avide
Y'a aussi les verres vides
Et les copains qu'on aime bien
Vous font rentrer à l'aube livide

Toutes les poches vides

Près des copains, il y a la ville
La ville immense et inutile
Où je me fais de la bile
La ville avec ses plaisirs vils
Qui pue l'essence d'automobile

Ou la guerre civile

Près de la ville, il y a la campagne
Où les filles brunes ou blondes
Dansent à la ronde
Et par la plaine par la montagne Laissons-les fermer la ronde
Des braves gens du monde.

Des braves gens du monde
Et il vaut mieux pas y toucher
Et il vaut mieux pas y toucher
Et il vaut mieux pas y toucher

IL PEUT PLEUVOIR
(1:44) (Jacques Brel / Jacques Brel - Glenn Pourcell) - © 1955


Il peut pleuvoir sur les trottoirs
Des grands boulevards
Moi, je m'en fiche
J'ai ma mie auprès de moi
Il peut pleuvoir sur les trottoirs
Des grands boulevards
Moi je m'en fiche
Car ma mie c'est toi

Et au soleil là-haut
Qui nous tourne le dos
Dans son halo de nuages
Et au soleil là-haut
Qui nous tourne le dos
Moi, je crie bon voyage

Aux flaques d'eau qui brillent
Sous les jambes des filles
Aux néons étincelants
Qui lancent dans la viei
Leurs postillons de pluie
Je crie en rigolant

Et aux gens qui s'en viennent
Et aux gens qui s'en vont
Travailler et tourner en rond
Et aux gens qui s'en viennent
Et aux gens qui s'en vont
Moi, je crie à pleins poumons

Il y a plein d'espoir
Sur les trottoirs des grands boulevards
Et j'en suis riche
J'ai ma mie auprès de moi
Il y a plein d'espoir
sur les trottoirs des grands boulevards
Et j'en suis riche
Car ma mie c'est toi.

LE FOU DU ROI
(1:56) (Jacques Brel) - © 1955


Il était un fou du roi
Qui vivait l'âme sereine
En un château d'autrefois
Pour l'amour d'une reine

Et vivent les bossus ma mère (bis)
Et vivent les pendus

Il y eut une grande chasse
Où les nobles deux par deux
Tous les dix mètres s'embrassent
En des chemins qu'on dit creux

Lorsque le fou vit la reine
Courtisée par un beau comte
Il s'enfut le cœur en peine
Dans un bois pleurer sa honte

Lorsque trois jours furent passés
Il revint vers le château
Et alla tout raconter
Dans sa tour au roi là-haut

Devant tout ce qu'on lui raconte
Tout un jour le roi a ri
Il fit décorer le comte
Et c'est le fou qu'on pendit

La morale de cette histoire
C'est qu'il n'a pas fallu qu'on poirote
Après Gide ou après Cocteau
Pour avoir des histoires idiotes.

SUR LA PLACE
(3:34) (Jacques Brel) - © 1955


Sur la place chauffée au soleil
Une fille s'est mise à danser
Elle tourne toujours pareille
Aux danseuses d'antiquités
Sur la ville il fait trop chaud
Hommes et femmes sont assoupis
Et regardent par le carreau
Cette fille qui danse à midi

Ainsi certains jours paraît
Une flamme à nos yeux
A l'église où j'allais
On l'appelait le Bon Dieu
L'amoureux l'appelle l'amour
Le mendiant la charité
Le soleil l'appelle le jour
Et le brave homme la bonté

Sur la place vibrante d'air chaud
Où pas même ne paraît un chien
Ondulante comme un roseau
La fille bondit s'en va s'en vient
Ni guitare ni tambourin
Pour accompagner sa danse
Elle frappe dans ses mains
Pour se donner la cadence

Sur la place où tout est tranquille
Une fille s'est mise à chanter
Et son chant plane sur la ville
Hymne d'amour et de bonté
Mais sur la ville il fait trop chaud
Et pour ne point entendre son chant
Les hommes ferment leurs carreaux
Comme une porte entre morts et vivants

Ainsi certains jours paraît
Une flamme en nos cœurs
Mais nous ne voulons jamais
Laisser luire sa lueur
Nous nous bouchons les oreilles
Et nous nous voilons les yeux
Nous n'aimons pas les réveils
De notre cœur déjà vieux

Sur la place un chien hurle encore
Car la fille s'en est allée
Et comme le chien hurlant la mort
Pleurent les hommes leur destinée.

S'IL TE FAUT
(2:06) (Jacques Brel) - © 1955


Tu n'as rien compris

S'il te faut des trains pour fuir vers l'aventure
Et de blancs navires qui puissent t'emmener
Chercher le soleil à mettre dans tes yeux
Chercher des chansons que tu puisses chanter
Alors...

S'il te faut l'aurore pour croire au lendemain
Et des lendemains pour pouvoir espérer
Retrouver l'espoir qui t'a glissé des mains
Retrouver la main que ta main a quittée
Alors...

S'il te faut des mots prononcés par des vieux
Pour te justifier tous tes renoncements
Si la poésie pour toi n'est plus qu'un jeu
Si toute ta vie n'est qu'un vieillissement
Alors...

S'il te faut l'ennui pour te sembler profond
Et le bruit des villes pour saouler tes remords
Et puis des faiblesses pour te paraître bon
Et puis des colères pour te paraître fort
Alors...

Alors, tu n'as rien compris.

LA BASTILLE
(2:58) (Jacques Brel) - © 1955


Mon ami qui croit
Oue tout doit changer
Te crois-tu le droit
De t'en aller tuer
Les bourgeois.
Si tu crois encore qu'il nous faut descendre
Dans le creux des rues pour monter au pouvoir
Si tu crois encore au rêve du grand soir
Et que nos ennemis il faut aller les pendre

Dis-le-toi désormais
Même s'il est sincère
Aucun rêve jamais
Ne mérite une guerre

On a détruit la Bastille
Et ça n'a rien arrangé
On a détruit la Bastille
Ouand il fallait nous aimer
Mon ami qui croit
Que rien ne doit changer
Te crois-tu le droit
De vivre et de penser
En bourgeois
Si tu crois encore qu'il nous faut défendre
Un bonheur acquis au prix d'autres bonheurs
Si tu crois encore que c'est parce qu'ils ont peur
Que les gens te saluent plutôt que de te pendre

Dis-le-toi désormais
Même s'il est sincère
Aucun rêve jamais ne mérite une guerre


On a détruit la Bastille
Et ça n'a rien arrangé
On a détruit la Bastille
Quand il fallait nous aimer

Mon ami je crois
Que tout peut s'arranger
Sans cris, sans effroi
Même sans insulter
Les bourgeois
L'avenir dépend des révolutionnaires
Mais se moque bien des petits révoltés
L'avenir ne veut ni feu ni sang, ni guerre
Ne sois pas de ceux-là qui vont nous les donner

Hâtons-nous d'espérer
Marchons au lendemain
Tendons une main
Qui ne soit pas fermée


On a détruit la Bastille
Et ça n'a rien arrangé
On a détruit la Bastille
Ne pourrait-on pas s'aimer ?

PRIÈRE PAÏENNE
(2:35) (Jacques Brel) - © 1956


N'est-il pas vrai Marie que c'est prier pour vous
Que de lui dir' « Je t'aime » en tombant à genoux
N'est-il pas vrai Marie que c'est prier pour vous
Que pleurer de bonheur en riant comme un fou
Que couvrir de tendresse nos païennes amours
C'est fleurir de prières chaque nuit chaque jour

N'est-il pas vrai Marie que c'est chanter pour vous
Que semer nos chemins de simple poésie
N'est-il pas vrai Marie que c'est chanter pour vous
Que voir en chaque chose une chose jolie
Que chanter pour l'enfant qui bientôt nous viendra
C'est chanter pour l'Enfant qui repose en vos bras.

N'est-il pas vrai Marie
N'est-il pas vrai.

L'AIR DE LA BÊTISE
(4:26) (Jacques Brel) - © 1957


Mère des gens sans inquiétude
Mère de ceux que l'on dit forts
Mère des saintes habitudes
Princesse des gens sans remords
Salut à toi Dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi Dame Bêtise
Mais dis-le-moi comment fais-tu?

Pour avoir tant d'amants
Et tant de fiancés
Tant de représentants
Et tant de prisonniers
Pour tisser de tes mains
Tant de malentendus
Et faire croire aux crétins
Que nous sommes vaincus
Pour fleurir notre vie
De basses révérences
De mesquines envies
De noble intolérance

Mère de nos femmes fatales
Mère des mariages de raison
Mère des filles à succursales
Princesse pâle du vison
Salut à toi Dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi Dame Bêtise
Mais dis-le-moi comment fais-tu ?

Pour que point l'on ne voie
Le sourire entendu
Qui fera de vous et moi
De très nobles cocus
Pour nous faire oublier
Que les putains les vraies
Sont celles qui font payer
Pas avant mais après
Pour qu'il puisse m'arriver
De croiser certains soirs
Ton regard familier
Au fond de mon miroir.

QU'AVONS-NOUS FAIT, BONNES GENS
(1:48) (Jacques Brel) - © 1955


Qu'avons-nous fait bonnes gens dites-moi
De la bonté du monde
On l'aurait cachée au fond d'un bois
Que ça ne m'étonnerait guère
On l'aurait enfouie dix pieds sous terre
Que ça ne m'étonnerait pas
Et c'est dommage de ne plus voir
A chaque soir chaque matin
Sur les routes sur les trottoirs
Une foule de petits saint Martin

Qu'avons-nous fait, bonnes gens, dites-moi
De tout l'amour du monde
On l'aurait vendu pour je n'sais quoi
Que ça ne m'étonnerait guère
On l'aurait vendu pour faire la guerre
Que ça ne m'étonnerait pas
Et c'est dommage de ne plus voir
Les amoureux qui ont vingt ans
Se conter mille et une histoires
Ne brûlent plus les feux de la Saint-Jean

Mais nous retrouverons, bonnes gens, croyez-moi
Toutes ces joies profondes
On les retrouverait au fond de soi
Que ça ne m'étonnerait guère
On les retrouverait sous la poussière
Que ça ne m'étonnerait pas
Et c'est tant mieux
On pourra voir
Enfin d'autres que les fous

Chanter l'amour chanter l'espoir
Et les chanter avec des mots à vous.
Qu'attendons-nous bonnes gens dites-moi
Pour retrouver ces choses
Qu'attendons-nous bonnes gens, dites-le-moi.

PARDONS
(2:21) (Jacques Brel) - © 1957


Pardon pour cette fille
Que l'on a fait pleurer
Pardon pour ce regard
Que l'on quitte en riant
Pardon pour ce visage
Qu'une larme a changé
Pardon pour ces maisons
Où quelqu'un nous attend
Et puis pour tous ces mots
Que l'on dit mots d'amour
Et que nous employons
En guise de monnaie
Et pour tous les serments
Qui meurent au petit jour
Pardon pour les jamais
Pardon pour les toujours

Pardon de ne plus voir
Les choses comme elles sont
Pardon d'avoir voulu
Oublier nos vingt ans
Pardon d'avoir laissé
S'oublier nos leçons
Pardon de renoncer
A nos renoncements
Et puis de se terrer
Au milieu de sa vie
Et puis de préférer
Le salaire de Judas
Pardon pour l'amitié
Pardon pour les amis.

Pardon pour les hameaux
Qui ne chantent jamais
Pardon pour les villages
Que l'on a oubliés
Pardon pour les cités
Où nul ne se connaît
Pardon pour les pays
Faits de sous-officiers
Pardons d'être de ceux
Qui se foutent de tout
Et de ne pas avoir
Chaque jour essayé
Et puis pardon encore
Et puis pardon surtout
De ne jamais savoir
Qui doit nous pardonner.

SAINT PIERRE
(2:20) (Jacques Brel) - © 1956


Il y a longtemps de cela
Au fond du ciel, le bon saint Pierre
Comme un collégien se troubla
Pour une étoile au cœur de pierre
Sitôt conquise, elle s'envole
En embrasant de son regard
Le cœur, la barbe et l'auréole
Du bon saint Pierre au désespoir
Qui criait et pleurait
Dans les rues du Paradis
Qui criait et pleurait
Et tout le ciel avec lui

Effeuillons l'aile d'un ange
Pour voir si elle pense à moi
Effeuillons l'aile d'un ange
Pour voir si elle m'aimera,
Si elle m'aimera

Saint Pierre alors partit chercher
A cheval sur un beau nuage
Vainement dans la voie lactée
Sa jeune étoile au cœur volage
Au Paradis lorsqu'il revint
Devant la porte il est resté
N'osant montrer tout son chagrin
A ses copains auréolés
Qui criaient et pleuraient
Dans les rues du Paradis
Qui criaient et pleuraient
Tout en se moquant de lui

Mais le Bon Dieu lui vint en aide
Car les barbus sont syndiqués
Il changea l'étoile en planète
Et fit de saint Pierre un portier
Et de ces anges déplumés
Par les amours du bon saint Pierre
Afin de tout récupérer
Il fit les démons de l'enfer
Ceux qui crient ceux qui pleurent
A l'heure où naissent les nuits
Ceux qui crient ceux qui pleurent
Dans un coin de votre esprit

LES PIEDS DANS LE RUISSEAU
(2:54) (Jacques Brel) - © 1955


Les pieds dans le ruisseau
Moi je regarde couler la vie
Les pieds dans le ruisseau
Moi je regarde sans dire un mot

Les gentils poissons me content leurs vies
En faisant des ronds sur l'onde jolie
Et moi je réponds, en gravant dans l'eau
Des mots jolis mots mots de ma façon

Au fil du courant s'efface une lettre
Lettre d'un amant disparu peut-être
Ah, que je voudrais trouver près de moi
Une fille dont je pourrais caresser les doigts

Et quand le crapaud berce au crépuscule
Parmi les roseaux dame libellule
Penchant mon visage au-dessus de J'eau
Je vois mon image moi je vois l'idiot.

QUAND ON N'A QUE L'AMOUR
(2:26) (Jacques Brel) - © 1956


Quand on n'a que l'amour
A s'offrir en partage
Au jour du grand voyage
Qu'est notre grand amour
Quand on n'a que l'amour
Mon amour toi et moi
Pour qu'éclatent de joie
Chaque heure et chaque jour
Quand on n'a que l'amour
Pour vivres nos promesses
Sans nulle autre richesse
Que d'y croire toujours
Quand on n'a que l'amour
Pour meubler de merveilles
Et couvrir de soleil
La laideur des faubourgs
Quand on n'a que l'amour
Pour unique raison
Pour unique chanson
Et unique secoures
Quand on n'a que l'amour
Pour habiller matin
Pauvres et malandrins
De manteaux de velours
Quand on n'a que l'amour
A offrir en prière
Pour les maux de la terre
En simple troubadour

Quand on n'a que l'amour
A offrir à ceux-là 
Dont l'unique combat 
Et de chercher le jour
Quand on n'a que l'amour
Pour tracer un chemin
Et forcer le destin
A chaque carrefour
Quand on n'a que l'amour
Pour parler aux canons
Et rien qu'une chanson
Pour convaincre un tambour

Alors sans avoir rien
Que la force d'aimer
Nous aurons dans nos mains
Amis le monde entier

J'EN APPELLE
(2:46) (Jacques Brel) - © 1957


J'en appelle aux maisons écrasées de lumière
J'en appelle aux amours que chantent les rivières
À l'éclatement bleu des matins de printemps
À la force jolie des filles qui ont vingt ans,
À la fraîcheur certaine d'un vieux puits de désert
À l'étoile qu'attend le vieil homme qui se perd
Pour que monte de nous, et plus fort qu'un désir,
Le désir incroyable de se vouloir construire
En se désirant faible et plutôt qu'orgueilleux,
En se désirant lâche plutôt que monstrueux

J'en appelle à ton rire que tu croques au soleil,
J'en appelle à ton cri à nul autre pareil,
Au silence joyeux qui parle doucement,
À ces mots que l'on dit rien qu'en se regardant,
À la pesante main de notre amour sincère,
À nos vingt ans trouvés à tout ce qu'ils espèrent
Pour que monte de nous et plus fort qu'un désir
Le désir incroyable de se vouloir construire
En préférant plutôt que la gloire inutile
Et le bonheur profond et puis la joie tranquille

J'en appelle aux maisons écrasées de lumière
J'en appelle à ton cri à nul autre pareil

LA BOURRÉE DU CÉLIBATAIRE
(2:27) (Jacques Brel) - © 1957


La fille que j'aimera
Aura le cœur si sage
Qu'au creux de son visage
Mon cœur s'arrêtera
La fille que j'aimera
Je lui veux la peau tendre
Pour qu'aux nuits de décembre
S'y réchauffent mes doigts
Et moi je l'aimerons
Et elle m'aimera
Et nos cœurs brûleront
Du même feu de joie
Entrerons en chantant
Dans les murs de la vie
En offrant nos vingt ans
Pour qu'elle nous soit jolie

Non ce n'est pas toi
La fille que j'aimerons
Non ce n'est pas toi
La fille que j'aimera

La fille que j'aimera
Aura sa maison basse
Blanche et simple à la fois
Comme un état de grâce
La fille que j'aimera
Aura des soirs de veille
Où elle me parlera
Des enfants qui sommeillent
Et moi je l'aimerons
Et elle m'aimera
Et nous nous offrirons
Tout l'amour que l'on a
Pavoiserons tous deux
Notre vie de soleil
Avant que d'être vieux
Avant que d'être vieille

Non ce n'est pas toi
La fille que j'aimerons
Non ce n'est pas toi
La fille que j'aimera

La fille que j'aimera
Vieillira sans tristesse
Entre son feu de bois
Et ma grande tendresse
La fille que j'aimera
Sera comme bon vin
Qui se bonifiera
Un peu chaque matin
Et moi je l'aimerons
Et elle m'aimera
Et ferons des chansons
De nos anciennes joies
Et quitterons la terre
Les yeux pleins l'un de I'autre
Pour fleurir tout l'enfer
Du bonheur qui est nôtre

Ah qu'elle vienne à moi
La fille que j'aimerons
Ah qu'elle vienne à moi
La fille que j'aimera.

HEUREUX
(2:53) (Jacques Brel) - © 1957


Heureux qui chante pour l'enfant
Et qui sans jamais rien lui dire
Le guide au chemin triomphant
Heureux qui chante pour l'enfant
Heureux qui sanglote de joie
Pour s'être enfin donné d'amour
Ou pour un baiser que l'on boit
Heureux qui sanglote de joie

Heureux les amants séparés
Et qui ne savent pas encore
Qu'ils vont demain se retrouver
Heureux les amants séparés
Heureux les amants épargnés
Et dont la force de vingt ans
Ne sert à rien qu'à bien s'aimer
Heureux les amants épargnés

Heureux les amants que nous sommes
Et qui demain loin l'un de l'autre
S'aimeront s'aimeront
Par-dessus les hommes.

LES BLÉS
(1:49) (Jacques Brel) - © 1956


Donne-moi la main
Le soleil a paru
Il nous faut prendre le chemin
Le temps des moissons est venu
Le blé nous a trop attendus
Et nous attendons trop de pain
Ta main sur mon bras
Pleine de douceur
Bien gentiment demandera
De vouloir épargner les fleurs
Ma faucille les évitera
Pour éviter que tu ne pleures

Les blés sont pour la faucille
Les soleils pour l'horizon
Les garçons sont pour les filles
Et les filles pour les garçons
Les blés sont pour la faucille
Les soleils pour l'horizon
Les garçons sont pour les filles
Et les filles pour les garçons

Donne-moi tes yeux
Le soleil est chaud
Et dans ton regard lumineux
Il a fait jaillir des jets d'eau
Qui mieux qu'un geste mieux qu'un mot
Rafraîchiront ton amoureux
Penchée vers le sol
Tu gerbes le blé
Et si parfois ton jupon vole
Pardonne-moi de regarder
Les trésors que vient dévoiler
Pour mon plaisir le vent frivole

Donne-moi ton cœur
Le soleil fatigué
S'en est allé chanter ailleurs
La chanson des blés moissonnés
Venu est le temps de s'aimer
Il nous faut glaner le bonheur
Ecrasé d'amour
Ebloui de joie
Je saluerai la fin du jour
En te serrant tout contre moi
Et tu combleras mon émoi
En me disant que pour toujours.

DEMAIN L'ON SE MARIE
(2:32) (Jacques Brel) - © 1958


Puisque demain l'on se marie
Apprenons la même chanson
Puisque demain s'ouvre la vie
Dis-moi ce que nous chanterons

Nous forcerons l'amour à bercer notre vie
D'une chanson jolie qu'à deux nous chanterons
Nous forcerons l'amour si tu le veux ma mie
A n'être de nos vies que l'humble forgeron

Puisque demain l'on se marie
Apprenons la même chanson
Puisque demain s'ouvre la vie
Dis-moi ce que nous y verrons

Nous forcerons nos yeux à ne jamais rien voir
Oue la chose jolie qui vit en chaque chose
Nous forcerons nos yeux à n'être qu'un espoir
Qu'à deux nous offrirons comme on offre une rose

Puisque demain l'on se marie
Apprenons la même chanson
Puisque demain s'ouvre la vie
Dis-moi encor où nous irons

Nous forcerons les portes des pays d'Orient
A s'ouvrir devant nous, devant notre sourire
Nous forcerons ma mie, le sourire des gens
A n'être plus jamais une joie qui soupire
Puisque demain s'ouvre la vie
Ouvrons la porte à ces chansons
Puisque demain l'on se marie
Apprenons la même chanson.